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Automobile et autoritarisme, made in France

Image du gouvernement des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Provenant d'archive.org : « Lorsque vous conduisez seul, vous voyagez avec Hitler ! Adhérez à un club de co-voiturage DÈS AUJOURD'HUI ! » Par Weimer Pursell, 1943. Imprimé par le Bureau d'imprimerie gouvernementale pour le Bureau du contrôle des prix. Source : NARA.

Henry Ford était un fan ardent de Hitler, le saviez-vous? La campagne présidentielle française n’en finit pas de nous surprendre par la puissance des idées conservatrices, hostiles à l’Etat social, ou carrément fascistes… Et l’automobile trouve évidemment une place de choix dans cette bataille médiatique et sémantique.

En visionnant cette intéressante enquête du Monde, on apprend par exemple que Zemmour a propulsé sa campagne avec une pétition pour supprimer le permis à point. Permis à point accusé d’être un racket organisé d’honnêtes automobilistes – vaches à lait (on connaît la rengaine… Pour rappel, pour ne pas payer d’amende et garder ses points, il suffit de ne pas commettre d’infractions…). Qu’est-ce que cette pétition nous apprend sur l’automobile, son monde et notre tentative de mettre fin à son hégémonie? Je vois plusieurs phénomènes à l’œuvre, qu’il nous faut comprendre. C’est à cette condition qu’on pourra tenter de les dépasser.

Inévitable réaction à un système qui craque

La dépendance à l’automobile suscite des réactions de défense, légitimes, a minima compréhensibles. Les contradictions internes du système automobile se font de plus en plus criantes. D’un côté, les distances parcourues moyennes, au quotidien, n’ont jamais été aussi longues dans l’histoire de l’humanité, corollaire indéniable du déploiement généralisé de l’automobile. Mais de l’autre côté, la pollution de l’air est désormais scrutée et dénoncée par une partie croissante de la population. Le dérèglement climatique nous oblige à réduire drastiquement nos consommations d’énergie fossile, et donc de carburant. A cause de ces tensions, une partie croissante de la population se détache de l’automobile, et soutient des politiques qui visent à réduire son poids gigantesque. Mais étant donné l’extrême dépendance à l’automobile de très nombreux individus et de la société dans son ensemble, la réaction défensive est inévitable. Voir des offres politiques défendre l’automobile (et son monde), c’est donc aussi constater que l’automobile est en crise.

Mobiliser l’automobile pour mobiliser les gens

Par ailleurs, l’automobile est un objet dense en affect. Nous ne sommes certes pas aux États-Unis, où l’automobile est un pilier de l’identité nationale, au même rang que les armes. Pourtant, dans une stratégie « populiste », les acteurs politiques ont tout intérêt à s’appuyer sur les affects des citoyens, pour essayer de susciter une émotion politiquement canalisé dans leur sens. Zemmour, comme d’autres candidats, utilise avec astuce l’affect automobile dans le sens du statu quo politique. Il occulte bien sûr le coût public considérable que représente l’entretien d’un réseau de voies automobiles, de parkings et de gestions des ‘externalités négatives’ qui accompagnent le système automobile. Il occulte bien sûr la violence routière quotidienne.

Les « populistes de gauche » (et ça n’est pas une insulte) font parfois également le pari tactique de s’appuyer sur l’automobile. Par exemple en dénonçant les profits des sociétés autoroutières. A côté de ça, ces forces politiques travaillent aussi à valoriser les alternatives à l’automobile. Ce travail paradoxal est évidemment ambivalent : il renforce la banalité de l’automobile (« automobilistes, vaches à lait ») tout en pointant le caractère politique de l’automobilisme (l’importance des infrastructures et l’insoutenabilité de la dépendance de la société à l’énergie bon marché).

L’automobile est « de droite »

Enfin, il y a un lien intrinsèque entre conservatisme, autoritarisme et automobile.

Manifestation pro-trump avec des pick-ups aux Etats-unis

L’automobile atomise les sociétés : une société structurée par l’automobilisme ressemble forcément à termes à un cauchemar pavillonnaire. L’espace public y a vocation à accueillir des véhicules, pas des personnes en capacité d’interagir. Cela dilue donc les solidarités locales, traditionnelles, immanquablement. L’usage normal de l’automobile efface la sensibilité à l’interdépendance entre personnes. Par ses promesses de mobilité rapide et pratique, elle promeut une conception de la liberté faussée, car pensée à l’échelle de l’individu ou de son foyer.

Et en même temps, ce « sens commun » automobile, simplement conservateur, ne va pas sans un État fort pour maintenir cet état de fait. Le système automobile a besoin, pour se maintenir, d’infrastructures massives et pourtant vulnérables. Les infrastructures routières bien sûr. Un espace public domestiqué par l’automobile et régulé pour permettre l’optimisation de la circulation et du stationnement. Et, bien sûr, un pétrole pas cher, une énergie bon marché, une stabilité dans l’approvisionnement.

La conjonction de ces deux phénomènes rend la tentation autoritaire d’autant plus attractive.

Tous les États autoritaires n’ont pas émergés dans des pays automobilisés, bien sûr. Il s’agit d’un lien et non d’une causalité suffisante.

Au passage, Pierre Lannoy, historien et co-auteur du merveilleux Sociologie de l’automobile, propose une analyse intéressante de l’émergence de l’automobilisme à travers trois de ses promoteurs. Louis Renault, Henry Ford et Adolf Hitler partagent ainsi, pour l’auteur, une « géo-moralité » dont on pressent qu’elle marque encore l’idéologie d’extrême-droite française :

[A] leurs yeux la mission de l’automobile populaire est de répondre sainement aux besoins du peuple : d’un point de vue social, en éloignant le peuple des villes malsaines ; d’un point de vue moral, en lui donnant la possibilité d’entretenir son amour du travail et de la famille ; d’un point de vue politique, en uniformisant et en « confortant » les pratiques des ouvriers en dehors de l’usine ; d’un point de vue économique, en offrant de nouveaux débouchés aux produits industriels, automobiles et autres, donc de l’emploi pour tous ; d’un point de vue urbanistique, enfin, en promouvant un nouvel équilibre entre ville et campagne et en participant à l’embellissement des agglomérations.

Pierre Lannoy, “Produire la voiture populaire et sauver le peuple de la ville. Les desseins du populisme automobile chez Ford, Hitler et Renault”, Articulo – Journal of Urban Research, 2009

Et alors, qu’est-ce qu’on peut faire?

Loin de moi l’idée de savoir comment on sort par le haut de cette situation déprimante… Mais voilà quelques pistes.

Ne pas psychologiser

Les critiques de l’automobile, en France, ont hélas trop tendance à présenter comme des abrutis les tenants du statu quo automobile. Pire, certains sous-entendent que l’attachement à l’automobile est inversement proportionnel à la « virilité réelle » (comme la taille du pénis, sic). C’est une erreur d’appréciation manifeste. Si automobilisme et patriarcat ont certes d’indéniables liens, et si l’automobile est centrale dans la définition des masculinités contemporaines, il ne s’agit ici pas (seulement) de ça. Comme le disent très bien Yoann Demoli et Pierre Lannoy dans AOC :

Ce discours, omniprésent dans la vulgate médiatique, a pour effet de désocialiser et dépolitiser les structures de l’automobilisme, laissant planer sur ceux qui se mobilisent pour l’automobilisme une présomption de carence de rationalité, voire d’attachement pathologique, sans lien avec des positions sociales et politiques.

Psychologiser l’attachement à l’automobile est un double écueil. Il masque la réalité matérielle de la dépendance (individuelle et sociale) à l’automobile, matérialité sur laquelle nous pouvons travailler par la politique publique. Et surtout, il enferme les individus dans une « essence » d’automobilistes forcenés, cela renforce le caractère « identitaire » de l’automobile. Alors qu’il faut au contraire tout faire pour éviter de faire de l’automobile un fétiche des populations péri-urbaines et rurales. Car sans elles, aucune bascule politique radicale n’est possible.

Poser la question du « comment »

Il n’y a pas que Zemmour pour faire de l’automobile un cheval de bataille politique. Il y a Fabien Roussel aussi. Sans nier le changement climatique, le candidat du PCF s’affiche en héraut d’une mobilité bon marché pour tous contre les méchants écologistes, ces barbares qui imaginent remettre en cause notre système de mobilité et d’aménagement du territoire.

Plutôt que d’affronter sur le champ des valeurs ces défenseurs de l’automobile (le « pourquoi »?), des études en psychologie sociale invitent plutôt à les questionner sur le « comment »? Comment aller vous réduire les émissions de gaz à effet de serre ou de polluants, garantir la justice sociale, limiter l’étalement urbain, faire tenir ensemble la société… sans toucher à la place de la voiture? Si nos interlocuteurs finissent par accepter quelques principes communs (la constante de Zahavi, le cercle vicieux de la dépendance à l’automobile, etc.), on peut espérer a minima qu’ils abandonneront l’angle « défense de l’automobile » dans leur programme, à défaut de changer d’avis…

Le bloc critique de l’automobile est trop faible

Face à l’ampleur de la révolution qu’il nous faut mener, regardons la réalité en face. Nous sommes très faibles. Il y a de plus en plus de cyclistes du quotidien, les forces militantes pour exiger une transformation de l’espace publique se développent, certes. Mais globalement, vu l’urgence, nous sommes trop faibles pour espérer faire basculer à une vitesse suffisante la société.

Nous sommes trop peu nombreux, bien sûr. D’où l’importance de faire grandir les organisations pro-vélo, pro-climat, anti-autoroutes, techno-critiques. Mais nous ne sommes aussi pas suffisamment puissants, organisés, aiguisés et efficaces. Dans un système en crise, il y a un grand besoin d’influer les termes du débat public.

Car comme le disaient très justement Demoli et Lannoy en 2019, en rapport avec les Gilets jaunes :

Ce n’est pas moins de politique qu’il faut à l’automobilisme, mais plus. Comment pourrait-il en aller autrement, puisque l’enjeu est bien la mise en forme du monde commun ? C’est ce que nous rappellent les gilets jaunes, dont l’action démontre que l’automobilisme, loin d’être une affaire purement individuelle, est une réalité sociale et politique à part entière. […] le chemin sera inévitablement marqué par des conflits. L’enjeu est de faire de la sortie de l’automobilisme un processus pleinement démocratique, et non technocratique.

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