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Il nous manque des mots pour changer le monde

Changer de langage pour changer le monde… Est-ce aussi simple ? Non, mais réfléchir aux mots que nous utilisons permet de mener une bataille culturelle contre le système automobile.

Article initialement publié sur www.actuvelo.fr

Militant·e·s pro-vélo, il y a des jours où les mots nous manquent. On voudrait dire toute la beauté de ce qui nous anime mais, même avec une personne de bonne volonté, impossible de transmettre simplement quelques idées claires :
« Tu es toujours investi dans ton club de cyclisme ? » – De cyclisme ? Non, non, moi, je fais du vélo !
« Mais donc, tu es anti-automobiliste ? » – j’ai dit ça ?
Comme si nous baignions dans un monde qui nous rend incompréhensible par le grand public… Doit-on s’y résigner ? Non.

Les mots sont importants

Pour changer massivement les comportements de mobilité, il faut changer les institutions sociales, en particulier l’organisation de la voirie, l’offre de transports collectifs et l’aménagement du territoire… Ce sont les piliers infrastructurels du système automobile. Néanmoins, pour faire basculer l’opinion publique, le « culturel » n’en est pas moins un champ de bataille clé.

Dans cette bataille culturelle, un front en particulier nous intéresse ici : le langage. Les mots utilisés « cadrent » de manière implicite les situations. Choisir d’autres mots que ceux du langage courant, ou de ceux imposés par nos adversaires, c’est se donner la chance d’imposer un autre cadre aux débats. Un regard vers nos camarades étrangers nous permet ainsi d’identifier les trous noirs de nos discours – dont voici une sélection.

« Les cyclistes, les automobilistes, les piétons » ou « les personnes » ?

Le système automobile soutient la confusion entre les moyens et les fins. Il met au centre le véhicule. Par contre, sont occultées les personnes et leurs besoins ou non de se déplacer.

Le corollaire de cette confusion, c’est la « fétichisation véhiculaire ». Phénomène explicite dans « La Coccinelle », une séries de film dont le personnage principal est… une voiture : elle s’appelle Choupette et est dôtée d’une personnalité taquine ! Phénomène moins drôle : la propension des journalistes à écrire qu’une « voiture » a renversé un piéton ou un cycliste.

C’est pourquoi il est important de déplacer l’accent mis sur le « véhicule », ou sur le « mode », vers « les personnes » : il ne faut pas parler de « cyclistes » mais de « personnes à vélo ».

Certes, c’est une force pour les pro-vélo de pouvoir s’appuyer sur l’objet vélo, c’est un medium qui facilite le sentiment d’appartenance à une communauté alternative, au sein d’un monde centré autour de l’automobile. Pourtant,dans nos revendications, dans nos discours publics, il faut prendre garde à ne pas enfermer les personnes dans leur mode principal. Une dynamique pourtant déjà bien avancée, en témoignent les noms des organisations : « 40 millions d’automobilistes », « 60 millions de piétons », mais aussi, hélas, « fédération des usagers de la bicyclette ». En mettant les personnes ou les territoires au cœur du débat, on éviterait pourtant de renforcer le phénomène de tribus qui s’opposent – les cyclistes, les piétons, les automobilistes.

Modes doux, actifs ou healthy transportation ?

En français, jusqu’au début des années 2010, l’appellation « modes doux » était encore très courante. Elle est pourtant problématique à plusieurs égards. Il y a d’abord potentielle confusion avec tous les modes lents, même motorisés. En Suisse francophone, les tramways et bus sont plutôt des « modes doux ». L’autre problème, c’est que l’imaginaire véhiculé (sans mauvais jeux de mots) par l’appellation « mode doux » est peu porteur : comme s’il y avait « les vrais transports » et les « modes doux ».

Depuis une vingtaine d’année, on utilise « modes actifs » pour désigner la marche et le vélo, mais globalement tous les modes de déplacements nécessitant une activation métabolique (rollers, trottinettes musculaires, planches à roulettes…). Le terme « modes actifs » a le grand mérite de mettre en avant les bienfaits pour la personne qui les pratique, puisqu’elle est « active » au sens physique du terme. Les modes motorisés deviennent par opposition « passifs ». Cette inversion symbolique est une avancée notable. Cela dit, « modes actifs » reste un terme obscur.

C’est tout l’intérêt de « healthy transportation » : un anglophone comprend immédiatement que c’est une modalité de déplacement, bonne pour sa santé et bonne pour la santé de tous. Il n’y a pas, hélas, de traduction satisfaisante à ce terme développé par les organisations militantes anglo-saxonnes. Healthy ne se laisse pas traduire aisément. La proposition la plus juste, peut-être, serait « mobilité prophylactique ». Totalement abscon, non ?

Verkhehrswende ou mobilité bas-carbone ?

Les organisations francophones sont condamnées à ne pas pouvoir dire simplement leur finalité militante au-delà de l’usage du vélo : une « autre mobilité » ? une « transition » dans les mobilités ? Ces concepts disent mal la puissance du changement que nous défendons.

Dans les hautes sphères, l’objectif politique est énoncé ainsi : la ‘transition énergétique dans les transports’, la mobilité propre, bas-carbone ou durable… Ces termes laissent hélas entendre qu’une automobilité sans pétrole est 1- possible et 2- souhaitable. Or 1- si l’on veut réduire les émissions de gaz à effet de serre à un niveau satisfaisant, les innovations techniques ne suffiront pas. Et 2-, quand bien même la voiture propre existerait, elle maintiendrait un monde indésirable.

Le jeu de mot 100 % francophone « Vélorution » est très intéressant : il met l’accent sur la dynamique révolutionnaire (« qui retourne ») autour du développement de l’usage du vélo. Mais il n’est pas très compréhensible, et surtout, il fait peur ! Nous disons parfois viser la « ville apaisée » – mais tout comme les « modes doux », le terme laisse à penser à quelque chose de pas forcément désirable : une ville « infusion verveine » et couvre-feu à 18h, en quelque sorte – alors que ça n’est pas du tout l’objectif ! Et surtout, quid du hors-urbain ?

Nos camarades germanophones disposent par contre d’un mot fort utile : « Verkehrswende ». Verkehr signifie transports, et Wende, virage, bifurcation. En Allemagne, les organisations pro-vélo se décrivent elles-mêmes comme militantes pour le Verkherswende. Ainsi, la finalité, ça n’est pas seulement « le vélo ». C’est « un autre système de déplacement » où le vélo est un ingrédient de choix.

EDIT : Sébastien Marrec propose la notion de « transition mobilitaire », que je trouve intéressante, quoique pas tout à fait transparente pour le commun des mortels.

(Crédits – Standardizer)

Carfree ou sans voiture ?

En Amérique du Sud, certaines municipalités ont développé la pratique régulière des « ciclovias », c’est à dire la fermeture à la circulation automobile, à grande échelle, de rues dans la ville. Dans le terme « journée sans voiture », à nouveau, le véhicule motorisé se retrouve en position centrale. D’où l’astucieuse appellation « Paris Respire », qu’utilise la ville de Paris pour ces opérations de fermeture à la circulation automobile.

La langue de Shakespeare offre le magnifique terme « carfree ». Certes, il est centré autour de « car » – voiture – mais le « free » laisse à la fois entendre « sans » et « libéré de ». Car quand on est « sans voiture », on est aussi et surtout « libéré de la voiture ».

Autre exemple : « Rat run » désigne les petites routes utilisées par les conducteurs pour court-circuiter les routes prévues pour le transit. Nous traduisons par « raccourci », ce qui laisse à penser que ces conducteurs sont astucieux – là où rat run parle de…rats ! L’anglais dispose d’autres expressions tout à fait utiles et difficiles à traduire : cycle-friendly, low-stress-cycling, etc.

La bataille culturelle pour faire bouger l’infrastructure

Comme expliqué en début d’article, tout ne s’aligne pas sur le langage – changer les mots ne change pas la réalité. Les pratiques de mobilité sont déterminées par une somme d’institutions sociales, matérielles, comme l’aménagement du territoire, la voirie, l’offre de transports collectifs, le logement, la structure de l’industrie… Mais aussi les structures familiales, la construction temporelle du temps de travail, la fiscalité… Tout cela s’entrelace avec la culture, c’est à dire les représentations qui se construisent sur la base de ces contraintes bien concrètes.

Convaincre, individu par individu, de changer ses pratiques ne sera jamais suffisant. Certes, chaque personne est responsable, moralement, de ses choix mais les choix sont amplement déterminés par le système dans lequel vivent les personnes. Les facteurs déterminants, à l’échelle sociale, sont les contraintes matérielles. Le facteur culturel n’est, grosso modo, que le reflet des réalités matérielles. Par exemple, même si nous interdisons la publicité pour les voitures, le système automobile va se maintenir. Néanmoins, ce système assoit son hégémonie grâce au grand récit qui l’entoure : la liberté, la virilité, le progrès technique, la distinction sociale, etc. Les gens consentent aux effets objectivement mauvais du système à cause de l’adhésion globale à l’idéologie sociale de la voiture, dont la publicité est un vecteur.

Ainsi, il ne faut pas négliger la bataille culturelle pour faire basculer l’opinion publique. A moindre coût, il est possible de lutter sur les signifiants de nos existences, rendre plus sensible le caractère désastreux de notre espace public. Par ce biais, nous ne changeons pas réellement les conditions matérielles dans lesquelles les individus déploient leurs choix quotidiens, mais les victoires sur le champ culturel nous permettent d’obtenir a minima une moindre opposition, voire une adhésion, à nos propositions politiques.

Autrement dit, en s’attaquant au narratif qui entoure l’automobile, ou en essayant d’en imposer un nouveau grâce notamment au vélo, nous obtiendrons peut-être plus facilement des mesures, qui, elles, attaquent le mal à la racine : une redistribution de l’espace public en faveur de pistes cyclables sécurisées et continues, la réduction du trafic et des vitesses, des politiques d’aménagements du territoire visant une mobilité modérée…

2 commentaires sur “Il nous manque des mots pour changer le monde”

  1. Bonjour,
    Je ne comprends pas ce qui n’est pas satisfaisant dans la traduction « naïve » de « healthy transportation » par « mobilité saine ». Les définitions de base de « sain·e » me semblent porter une notion adaptée, positive, équilibrée, permettant une approche à la fois individuelle et collective. Est-ce que je rate quelque chose avec ce terme ?

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