Pourquoi tant de violence contre les politiques de « transition mobilitaire »? Qu’est-ce qui rend l’automobile si forte ? Elle fait système, et ce système est hégémonique.
« J’aime la voiture, j’adore la voiture. J’aime conduire, j’adore conduire. Et donc, je ne fais pas partie de tous ceux qui réclament la fin de la voiture, la disparition de la voiture.
La voiture, c’est la liberté. Tous ceux qui condamnent aussi facilement la voiture devrait se souvenir ce que c’était l’Union Soviétique il y a quelques années. […]
La liberté de circuler, de se déplacer. La liberté de transporter sa famille, la liberté de voyager. C’est une liberté extraordinaire. Et cette liberté là je tiens à ce qu’elle soit garantie à l’avenir dans le respect évidemment de notre planète, dans le respect de l’environnement, mais… n’oublions pas tout ce que la voiture apporte à notre société.
La voiture, c’est la France […]
C’est une puissance économique considérable. C’est centaine de milliers d’emplois partout sur le territoire. […] il n’est pas question de laisser tomber une puissance économique aussi importante. C’est un vecteur de recherche technologique exceptionnelle.
Et c’est enfin, notre culture […] L’industrie automobile appartient à la culture française. Le lion de Sochaux appartient à la culture française, les chevrons de Citroën appartiennent à la culture française, et évidemment que le losange de Renault appartient à la culture française. »
Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, le 2 décembre 2019, s’adressait alors à un parterre de dirigeants d’entreprises liés à l’automobile. Pour les « journées de la filière automobile », on n’attendait pas une remise en cause radicale de la place de l’automobile, mais ce plaidoyer lyrique dépasse de loin la diplomatie économique. Bruno Le Maire réussit à esquisser ce qui fait la force politique de l’automobile. Il parle de liberté, d’économie et d’emploi, et de culture… C’est étonnamment lucide : l’automobile ne serait-elle donc pas (seulement) un outil pratique pour aller d’un point A à un point B ?
La place de l’automobile dans nos sociétés n’a rien de naturel : elle a été activement développée, progressivement imposée. Mais aujourd’hui, à quoi tient la force de l’hégémonie automobile ? Quels en sont les déterminants ? Qu’est-ce qui explique que l’automobile (et son monde) est si fortement ancrée dans notre société ?
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Une « hégémonie automobile » ?
Quelques précisions sur ce que nous voulons dire par « hégémonie » : c’est ce qui garantit la stabilité, le consentement massif à un ordre social en particulier, par rapport à un autre.
Souvent, on entend qu’un ordre social se maintient à cause de ses « agents », à cause et par la seule puissance de certaines personnes qui dirigent. Mais c’est réducteur. Le capitalisme, par exemple, n’existe et ne se maintient pas uniquement par la force des policiers : l’immense majorité des concitoyens adhère, en toute liberté ou par aliénation, à son système de valeur, s’inscrit pleinement en son sein, etc.
On pourrait imputer aux seuls agents de son déploiement, comme Pompidou et l’État d’après-guerre, la responsabilité de l’hégémonie de l’automobile et son monde. Dans ce cas, on dirait que la volonté d’un groupe social d’imposer un produit pour ses intérêts ou sa vision idéologique du monde est la source de la stabilité politique de ce monde. Le « complexe route/voiture » industriel, et la logique capitaliste qui l’entoure, a mis en œuvre une stratégie délibérée de déploiement – c’est vrai. Mais est-ce que cela suffit à comprendre la stabilité du monde façonné par et pour l’automobile ?
D’un point de vue militant, c’est-à-dire dans la perspective de modifier cet état de fait, il serait simple de considérer qu’il suffirait d’un gouvernement ou d’élus convaincus pour que tout change. Convaincus que le monde façonné par l’automobile n’est ni soutenable, ni désirable, ni juste. Mais l’hégémonie automobile tient à bien plus qu’à nos dirigeants.
Le Système Automobile s’appuie sur deux piliers. Des facteurs matériels, c’est-à-dire un monde façonné par et pour l’automobile, qui la rend matériellement incontournable. Mais aussi un ensemble d’institutions ou représentations qui renforcent cet état.
Le monde automobile s’appuie principalement sur des bases matérielles
« Ce qu’il y a de plus important dans l’autoroute, c’est-à-dire son caractère lié à l’activité économique, au développement de l’activité économique et le fait que l’autoroute n’est pas simplement chargée de faciliter la circulation, mais de répondre à des besoins, de les changer, en quelque sorte de les créer, en créant l’activité, en développant l’économie, en étant ce qu’on appelle un facteur d’entraînement. »
Georges Pompidou, alors président de la République, prononce ces mots à Savigny-les-Beaune en octobre 1970. Le discours est d’une lucidité étonnante. Construire des autoroutes, ça n’est pas simplement accélérer la circulation des automobiles, le long de son tracé. C’est créer un monde. L’autoroute est le « facteur d’entraînement » d’un monde, un monde avec ses modes de productions (des flux logistiques, une industrie automobile puissante), ce qui implique de « créer (ou changer) les besoins » pour qu’ils correspondent au monde que l’on bâtit.
Monopole radical, urbanisme auto-entretenu et dépendance à l’automobile
L’automobile, en se diffusant, a rendu accessible à de plus en plus de personnes le parcours de longue distance. À l’échelle collective, cette possibilité s’est traduite par un nouvel aménagement du territoire, où les trajets doivent être réalisés en voiture.
C’est ce qu’Ivan Illich appelle le « monopole radical ». Dans son opuscule « Énergie et équité », dès 1973, Illich constate que l’automobile devient l’échelon de base de l’urbanisme contemporain. Il définit le monopole radical ainsi :
« Quand une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. »
Ce monopole radical s’accompagne d’une consommation obligatoire. Le système automobile et autoroutier oblige les individus à s’équiper eux-mêmes, d’une part parce que le territoire se structure autour de l’automobile, mais aussi parce que c’est devenu absolument souhaitable. Ainsi Illich peut écrire :
« Le rêve hasardeux de passer quelques heures attaché sur un siège propulsé à grande vitesse rend même l’ouvrier complice consentant de la déformation imposée à l’espace humain et le conduit à se résigner à l’aménagement du pays non pour les hommes mais pour les voitures. »
Ce monopole radical est mauvais puisqu’il transforme un moyen en une fin. Le but initial de la voiture, comme outil, est de pouvoir se rendre à un endroit en moins de temps. Mais, passé un certain seuil, le transport paralyse la circulation. La dépendance forcée contrevient à l’objectif d’une mobilité moins contrainte, ce qui était pourtant le but premier de l’automobile. La quantité phénoménale des externalités liées à la voiture la retourne contre elle-même. Encombrement de l’espace (en stationnement comme en mouvement), accidentalité, coûts liés à l’achat du véhicule, à son entretien, coût pour construire les routes, coûts environnementaux… Par ailleurs, le monopole radical contraint tous les individus à abandonner leur capacité à « utiliser leur énergie métabolique », ou autrement dit, rester vraiment autonome dans leur mobilité.
Un autre grand penseur critique de la technique a souligné précocement le caractère monopolistique et totalitaire de la Technique en général, et donc de l’automobile en particulier. Jacques Ellul propose pour sa part, afin de décrire ce phénomène, la notion d’autoacroissement, « car tout se passe comme si le système technicien croissait par une force interne, intrinsèque et sans intervention décisive de l’homme ».
Ce phénomène, appliqué à l’automobile, a été bien synthétisé par le camarade Frédéric Héran, avec les travaux de Gabriel Dupuy. Pour eux, la dépendance à l’automobile concerne des individus, mais fait surtout sens à l’échelle collective, territoriale. C’est parce que l’automobile et le système qui l’entoure sont particulièrement efficaces qu’ils ôtent beaucoup d’opportunités aux personnes qui ne font pas partie du club des usagers. Sur la base de travaux empiriques, il est démontré que ça n’est pas la densité urbanistique, et encore moins la sensibilité à l’environnement ou le gène du vélo, qui détermine les pratiques de transports, mais leur efficacité. À savoir la vitesse du déplacement, le confort, la disponibilité, etc. Les gens, depuis plusieurs siècles, ont un « budget-temps » stable alloué au déplacement. Ainsi, s’ils ont à leur disposition un mode très efficace comme l’automobile, ils se déplaceront probablement loin et vite. En tout cas, cela sera suffisant pour enclencher un cercle vicieux, où les personnes exclues du club des automobilistes subissent de plus en plus des externalités de l’automobile, ce qui les pousse à devenir elles-mêmes automobilistes.
Autre appellation juste, de Laurent Castaignède dans Airvore, celle d’un « urbanisme auto-entretenu » au sens, où l’automobile entretient une dynamique d’étalement urbain, de ségrégation socio-spatiale et d’extension des distances parcourues.
Si les autres modes sont évincés, ça n’est pas seulement parce que la voiture représente un danger pour les usagers vulnérables, c’est parce que le système automobile rend incongru toute autre mobilité. En témoigne par exemple la ville de Stevenage : ville nouvelle construite avec un réseau cyclable de qualité en parallèle d’un réseau routier efficace, ses habitants se déplacent pourtant massivement en voiture. En cause ? L’usage de la voiture y est extrêmement aisé.
Les facteurs économiques
L’automobile s’appuie sur une autre infrastructure, celle de son industrie. Appelé par certains le « complexe route-moteur », un ensemble d’industrie s’est développée en parallèle du déploiement de l’automobilisme. Il s’agit des constructeurs automobiles, des entreprises des travaux publics et du bâtiment ainsi que les compagnies pétrolières.
L’industrie automobile représente, selon les chiffres du secteur, 213 000 emplois directs rien qu’en France, auxquels il faudrait ajouter 35 % d’emplois indirects. C’est a priori 100 000 emplois de moins qu’il y a 15 ans, mais ça reste considérable. C’est aussi 110 Mds d’€ de chiffre d’affaires. On peut également ajouter toute la filière BTP qui vend et entretien les routes. La FNTP parle de plus de 15 Mds d’€ de chiffre d’affaires en 2019, pour 1 million de km de routes à entretenir, modifier, voire parfois encore construire, sans compter les ouvrages d’arts. Pour 84 000 emplois directs. On peut y ajouter l’industrie des énergies fossiles bien sûr, qui a joué un rôle dans la diffusion de l’automobile pour son profit.
Au final, le nombre de personnes qui dépendent économiquement d’un taux d’équipement et d’un usage immodéré de la voiture en France est considérable. Toute décision politique se voit opposer un « chantage à l’emploi » difficile à contrer, car réel. (Cela dit, l’industrie automobile s’effondre seule malgré tout ; et on en reparlera peut-être, en tant que « contradiction interne » du système automobile).
Globalement, le système automobile s’insère dans ce qu’on appelle le « productivisme ». A savoir le paradigme suivant : il faut produire plus, tout le temps. La production devient une fin en soi. En ce qui concerne les transports, l’automobile (et son monde) est l’archétype d’une production productiviste. Sa production nécessite des investissements importants (capital) et le produit crée ses propres débouchés, par une forme de vente forcée.
Je ne crois pas, contrairement à d’autres critiques de l’automobile, que le « rôle central, voire exclusif, des élites sociales, économiques et politiques dans la définition de la législation routière », de la technocratie routière, soit la seule cause de notre malheur. Il me semble plutôt qu’il y a conjonction d’une dynamique vicieuse de l’automobile avec la puissance économique et capitalistique des industries routières.
Les facteurs « infrastructures/territoires » + « économie de l’automobile » sont le socle de l’hégémonie automobile. S’y attaquer est mal aisé, même si sur le plan des infrastructures, nous progressons énormément. On construit encore quelques autoroutes (hélas), mais de nombreux territoires font le choix de revenir sur des infrastructures routières rendant l’usage de la voiture efficace et celui des autres modes suicidaires.
La « domination automobile »
« Jean-Marc a orienté sa façon de vivre autour de ses convictions, moi, je les ai orientées autour d’un plaisir, une passion, l’automobile. »
Xavier, héros malgré lui dans Envoyé spécial du 17/09/2020 – Ma vie avec ou sans voiture ?
Mais pour asseoir son hégémonie, le socle « infrastructurel » secrète également une maille de fils qui nous font adhérer à l’automobile et son monde.
Dans son analyse du capitalisme italien, Antonio Gramsci distingue 4 niveaux qui assurent la stabilité d’un rapport de production. Le plan technique et le plan économiquo-corporatif d’abord. Ils correspondent à peu près à ce qu’on vient d’aborder. Mais aussi les plans « hégémonique » et de « domination », à savoir d’un côté les représentations, valeurs dominantes, qui font adhérer à ce monde, et de l’autre les moyens de coercition qui s’exercent sur les individus pour qu’ils adhèrent à ce monde.
Voilà quelques facettes de cet ensemble de fils qui nous lient à l’automobile et son monde, de manière non-exhaustive.
« J’en ai besoin »
Le système automobile a réussi à transformer les contraintes liées à son déploiement en « besoins ». Dans le monde pré-automobile, se déplacer en automobile représentait une opportunité, désormais « se déplacer est un besoin fondamental ». Alors que le besoin n’est pas de se déplacer, il est de pouvoir accéder à un ensemble suffisant d’opportunités. Sauf que les opportunités se sont souvent éloignées des lieux d’habitations (et vice-versa), et que le critère de « suffisant » s’est déplacé vers l’infini.
Ainsi, le système automobile, c’est un monde où la norme est le déplacement « en soi » et où il devient impossible d’être inséré socialement sans être ultra-mobile.
L’idéologie sociale de la voiture
L’automobile (et son monde) associe le produit et sa consommation a des représentations, des imaginaires, des valeurs. Le système automobile se rend désirable par une association idéologique entre automobilité et liberté, démocratie, épanouissement individuel, autonomie… De manière parfois très contradictoire avec le réel.
Ainsi, alors que la réalité de l’automobilité, c’est avant tout des trajets pendulaires sur des infrastructures saturées, Bruno Le Maire n’a aucune crainte du ridicule lorsqu’il dit « La voiture, c’est la liberté. »
En tant que mode de déplacement individuel, l’automobile s’est associée à l’extension des droits individuels liée à la modernité. Ce phénomène, appelé par certains auteurs la « République des conducteurs », fait que des « sujets produits par le dispositif de l’automobilité énoncent et ressentent eux-mêmes avec une telle intensité qu’ils sont libres, que la circulation en automobile s’affirme comme l’incarnation même de la liberté, et non pas simplement comme une de ses dimensions possibles » (Seiler, 2008, cité par Demoli/Lannoy)
En occultant le caractère intrinsèquement pervers de l’automobile, certains intellectuels, comme Jean-Pierre Orfeuil et Matthieu Flonneau, lient inextricablement les choix de déplacements avec l’extension du libre-choix.
Enfin, on constate autour de l’automobile et de son monde, une fascination pour la Technique. Cette foi étonnante dans le progrès technique est alimentée par des décennies de récits à propos d’innovations, de performance accrue, etc. En fait, l’automobile n’est pas radicalement différente de ce qu’elle était dès le milieu du XXème siècle, mais chaque salon de l’automobile continue à rassembler des milliers de visiteurs. Matthieu Flonneau relativise ainsi la crise d’adhésion à l’automobile chez les plus jeunes en pointant qu’il n’y a « pas un week-end en France, dans les régions ou dans les grandes villes où il n’y ait pas une manifestation d’importance initiée par un club amical autour de la possession d’une voiture bien particulière ».
Distinction et marketing automobile
Au-delà des dimensions idéologique, le système automobile, à travers plus de 100 ans de marketing, a provoquée une confusion entre l’objet et son propriétaire/conducteur. Cette confusion n’est pas sans conséquence sur l’adhésion générale à l’automobile et son monde.
Demoli et Lannoy explique qu’à ses débuts, l’automobile était déjà utilisé comme objet de distinction, entre propriétaires des modèles artisanaux et ceux des véhicules industriels (en particulier la Ford T). De fait, la Ford T deviendra mal-aimée à cause de son incapacité à offrir une distinction sociale à ses usagers. À partir de 1930, pour faire face à la saturation de la demande et capter des marchés supplémentaires, l’industrie automobile adopte une nouvelle logique. Les firmes se distinguent par le design des véhicules, et non plus par leurs prix, d’autant qu’il y a désormais un marché de l’occasion. General Motor créé en premier son département de design. L’automobile neuve se diffuse par la segmentation verticale, à travers des « modèles qui changent tous les ans essentiellement par la modification de leurs aspects extérieurs ». Il y a alors convergence des prix et divergence des modèles, ce qui entraîne progressivement un relâchement de l’association entre classes sociales et modèles de véhicules, jusqu’alors très marquée. Nous sommes dans une période qui accentue cette logique, de « segmentation horizontale de la consommation », d’« individualité de masse », « individualisation de l’expression de la stratification sociale ». L’industrie créé des variantes, à travers des options technologiques, les couleurs, l’origine, le « genre » des véhicules… Tentative permanente de se différencier tout en s’alignant sur les concurrents.
Les logiques de distinctions sociales n’ont pas attendues l’automobile pour exister. Mais avec la massification de l’automobile, celle-ci est devenue un élément clé de la distinction.
L’industrie automobile est le 2ᵉ annonceur français, avec environ 3,3 Mds d’€ dépensés dans la publicité automobile rien qu’en 2019. Signe de la puissance considérable qu’elle exerce sur les imaginaires et les moyens de reconnaissance qu’on est bien obligé de se donner pour se situer socialement.
La culture populaire
Le système automobile, c’est aussi une présence de poids dans le quotidien au-delà de son utilisation. L’automobile est un sujet de « culture ».
Comme le note Matthieu Flonneau, « les films d’action mettent encore largement en avant l’automobile, on voit par exemple encore de nombreux road-movies ». Dans chaque film de la série des James Bond, au moins une voiture est mise en valeur au même titre qu’un personnage important. La franchise cinématographique Fast & Furious compte 12 films (on est à Fast & Furious 9, oui.), totalisant 1,3 Mds d’€ de budget mobilisé pour leurs réalisations.
Le sport automobile (drôle d’expression) est un autre de ces fils qui relie société et automobile. L’Équipe parle de presque 1 million de spectateurs en moyenne pour regarder les courses de Formule 1, la discipline reine des sports motorisés.
En France, l’automobile a encore le droit à une émission télévisée régulière sur M6 (Turbo), des chaînes YouTube foisonnantes (et inventives!), des magazines de presse écrite par dizaines…
La coercition
Mais en plus de tout ce « soft power » automobile, il y a également un ensemble d’institutions, de règles explicites et appliquées, qui favorise de facto la prédominance de l’automobile dans les territoires et dans les têtes.
On l’a vu, l’automobile en se déployant a changé les règles pour s’imposer.
À tel point qu’aujourd’hui, il est tout à fait intégré qu’il peut y avoir des chaussées sans trottoirs (trottoirs qui n’ont toujours de définition dans le Code de la route). Il est tout à fait intégré qu’il faut attendre qu’un automobiliste s’arrête pour traverser « sa » voie, et c’est même codifié. Il n’est heureusement pas exigé de sourire et remercier l’automobiliste qui cède le passage, mais à entendre certains forcenés de la bagnole, c’est un crime de lèse-majesté.
À ceux qui voudraient passer outre des règles de circulation pensées pour l’automobile, le droit vient rappeler de se tenir à carreau (même si la loi Badinter amoindri cet état de fait).
L’État est donc un agent de la domination automobile par la matraque. Mais aussi par une fiscalité particulièrement favorable à la voiture. Chaque contribuable peut, à travers un barème fiscal très avantageux, déduire de ses impôts ce que lui a coûté son usage de l’automobile. On peut également bénéficier sans encombre d’argent public pour s’acheter ou se racheter un véhicule, à travers le bonus/malus ou de la prime à la conversion ou à la casse.
A contrario, on ne peut que constater une grande mansuétude vis-à-vis d’atteintes à la loi par le biais de l’automobile. Le stationnement sauvage est particulièrement toléré (alors que l’occupation par des humains de l’espace public est sévèrement policée). Avant l’installation des radars automatiques en 2002, les vitesses maximales autorisées étaient allégrement dépassées et il aura fallu une technique nouvelle pour mettre fin à cette pratique tolérée. À noter la coutume hallucinante des « amnisties présidentielles », courantes jusque 2002, concernant les délits routiers.
Le « Système Automobile » comme concept militant
Le « système automobile » est parfois compris comme la somme des éléments qui contribuent à son efficacité, en grande partie des éléments matériels (les infrastructures qui rendent efficace l’usage de la voiture, les routes, parkings, stations essence), auxquels on adjoint les compétences cognitives utiles et les règles (la formation, le code de la route, etc.).
Dans une perspective militante, pour changer un état de fait persistant depuis plusieurs générations humaines, pour espérer changer quelque chose à l’emprise de la voiture sur le monde, c’est-à-dire les territoires, les sociétés, les personnes… j’ajouterais dans le Système Automobile les différents leviers par lesquels l’automobile s’assure une hégémonie. A savoir l’ensemble de ce qui vient d’être abordé ci-dessus. Il y a un fondement infrastructurel (la route, l’articulation entre automobile et productivisme) sur laquelle s’appose une superstructure (la culture, la loi, etc.). C’est cet ensemble qui tient nos sociétés dans les griffes de l’automobile. Et c’est fort de cette compréhension que nous pouvons tenter d’identifier les failles de ce système pour tenter de le renverser.
Mais est-ce que ça existe vraiment ?
Un peu présomptueux de tout ramener à un « Système » à majuscule, non ?
Isoler le phénomène automobile de tout le reste peut paraître absurde. Le système automobile peut s’appréhender comme simple conséquence ou facette d’autres dynamiques plus globales : le système de déplacement, le capitalisme, le productivisme, le système technicien (Ellul), la (post-)modernité, l’Accélération (Hartmut Rosa)… En fonction de l’échelle qui nous intéresse, celle de l’individu, du territoire, du temps (très) long ou du temps court, l’automobile et son monde se donnent à voir différemment.
Il est vrai que parler de Système Automobile peut être abusif. Comme si tous les territoires, toutes les sociétés, concernés par l’automobile, se transformaient inéluctablement dans une seule et même direction. Or, la France, l’Europe plus globalement, n’est clairement pas façonnée de la même façon par l’automobile que ne le sont les pays d’Amérique du Nord. La domination automobile y est tellement plus massive, plus violente, plus conséquente, que nous pourrions ne pas nous sentir concernés. Il est vrai que le processus de colonisation par l’automobile n’a pas donné les mêmes effets selon les civilisations concernées, entre l’Europe, pourtant berceau technique de l’auto, l’Amérique du Nord, et les autres continents.
Les causes de ce déploiement différencié ? Le système automobile n’est évidemment pas le seul déterminant de ce qui fait une civilisation ou un territoire. Il y a d’autres macro-systèmes techniques, un fond idéologique et/ou culturelle, qui lui pré-existent et continuent d’exister en plus de ce que l’automobile provoque. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, l’automobile n’est pas bien vieille et n’a pas tout impacté. En Europe en particulier, l’urbanité a précédé la voiture, et l’automobile n’a pas pu faire table rase de cette donnée (même si elle l’a profondément transformé).
Malgré l’enjeu qu’il représente, le système automobile n’est pas le seul phénomène significatif pour expliquer les modes de vie, les territoires, la politique, et nos comportements.
Le concept a simplement pour vocation d’éclairer l’impact global du déploiement de l’automobile, là où le sens commun masque la profondeur de la réalité. Le propre de l’aliénation, c’est d’être invisible, c’est « chaque fois que nous faisons volontairement ce que nous ne voulons pas vraiment faire » (H. Rosa).
Ainsi, aussi imparfait soit le concept de système automobile, il se veut un concept opérant.
Et, heureusement, sa puissance, qui garantit l’hégémonie automobile, s’effrite. Mais ça, c’est aussi Xavier, le héros malgré lui d’un Envoyé Spécial sur le vélo qui l’explique le mieux :
« Ça m’agace. Le vilain petit canard, c’est moi. On nous a conditionné depuis des années à être mobile, à utiliser la voiture, je viens d’un milieu rural, j’avais l’obligation d’être mobile pour les courses, les études… Et maintenant, on nous juge »
Merci Joseph pour ce billet très complet. Tu démontres bien à quel point il va être difficile de se sortir du système automobile, et je ne suis pas certain que faire un choc « bloc contre bloc » entre le système auto et le système vélo tourne un jour à notre avantage, même si parler de système vélo a l’avantage de montrer (d’un point de vue technique) la variété des solutions à mettre en œuvre pour mettre les français.es en selle. Est-ce qu’on ne gagnerait pas à parler de « système de mobilité » plus largement, y compris en incluant l’automobile dedans ? C’est en apparence plus techno, moins militant, mais on a l’avantage de porter un discours sur l’automobile positif et de couper l’herbe sous le pied de celleux qui nous rabâchent que « tout le monde ne peut pas faire de vélo ».
D’une part, on reviendra difficilement en arrière sur un bon nombre d’infrastructures liées à la voiture, en premier lieu le périurbain. On peut empêcher l’étalement urbain futur, plus difficilement revenir sur l’étalement passé ; les commerces et services fermés ne reviendront pas d’un coup, et ne seront pas rentables tout de suite ; les besoins et usages créés ne seront pas tous abandonnés…
D’autre part, il ne me semble pas incongru ni dramatique d’accepter certaines choses de l’automobile : on peut par exemple admettre que cela fait partie de notre culture, que certains continueront à se passionner pour la mécanique et collectionneront les vieilles bagnoles comme d’autres collectionnent les timbres ou les dés à coudre ; que les courses auto aient encore une place (réduite ? électrique ? des véhicules moins puissants du type karting ?) tout comme le sport cycliste était au plus haut quand le vélo était au plus bas ; et surtout que la voiture ait toujours sa place dans les campagnes, où l’on pourra difficilement rendre le vélo aussi efficace que la voiture. Pour les villes, la diversité des usages urbains fait que l’on trouvera toujours quelque chose de mieux à mettre qu’une route ou du stationnement. Pour les campagnes, c’est plus compliqué. Il y a beaucoup à faire pour améliorer la sécurité et encourager les déplacements à vélo. Une bonne partie des déplacements ruraux peut être faite à vélo voire à pieds. Mais la voiture gardera probablement sa place, y compris dans une société plus sobre, à condition que l’on pense et que l’on précise la place qu’elle a : rarement plus d’une par ménage, pour quelques déplacements par semaine, de faible puissance, électrique, répondant au besoin basique d’aller d’un point A à un point B.
Une bonne partie du chemin peut être obtenu par la régulation ; une autre partie par les infrastructures et services encourageant des mobilités alternatives rurales. Pour le reste, quelle sera la place de la culture/mode, des convictions environnementales, ou plus probablement de la paupérisation qui rendra le vélo abordable à défaut d’être efficace ?
On peut parler de « système de mobilité », mais je crois qu’on doit en premier lieu acter qu’on trempe jusqu’au cou dans un système automobile. On essaie de développer autre chose en son sein, ou à sa marge, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse prétendre que ça change vraiment la donne de ce qui structure radicalement le monde. Le concept de système vélo, si cher aux yeux de certains, est surtout une idée de com’, un rappel de ce qui est nécessaire pour développer l’usage du vélo. Réussir à abattre le système automobile ne nous fera sans doute pas atterrir dans un « système vélo » – ça n’a pas de sens.
Effectivement, lutter contre le système automobile, ça ne nous dit pas ce qu’il y aura derrière… Et vu les conséquences matérielles particulièrement pérennes de l’automobile, difficile d’imaginer la fin de son usage. Mais notre tâche est de faire en sorte que l’usage soit extrêmement domestiqué.
L’Institut Momentum, pour le compte du Forum Vies Mobiles, a réalisé un exercice de prospective extrêmement intéressant, il donne à voir à quoi pourrait ressembler l’Île-de-France dans un contexte de pénurie énergétique majeur et donc d’effondrement du monde thermo-industriel. S’y dessine une mobilité plurielle, entre train, véhicules intermédiaires à énergie métabolique, et proximité renouvelée. Pas sûr que ça soit ce à quoi il faille s’attendre, mais ça vaut le coup d’oeil. https://www.institutmomentum.org/bioregion-2050-lile-de-france-apres-leffondrement-le-rapport-integral/