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Des bonnes données pour tout changer

Face à la technocratie automobile, on manque parfois d’argument. Plutôt que de refuser le débat technique, il est possible de « l’élargir », pour mieux convaincre qu’il faut radicalement changer l’espace public. Voilà une liste d’« indicateurs », prêts à utiliser, pour légitimer une politique ambitieuse.

Des limites de la neutralité technique

L’ingénierie routière se veut être une discipline la plus technique possible, un exercice ‘evidence-based’ comme dirait les anglo-saxons. Un ingénieur lambda considère souvent que sa fonction est de trouver une solution à un problème, pas de faire de la politique. Cependant, ça n’est jamais neutre. La manière dont sont définis les problèmes, ou la manière dont on considère que la solution résout (ou pas) le problème, tout cela n’est jamais exempt de biais, de portée politique inassumée.

D’autres que moi ont largement démontré que la modélisation trafic est une discipline viciée, qui ne prend pas en compte, entre autres, la « demande induite », un principe simple et étayé : quand on construit des voies supplémentaires, elles appellent de nouveaux usagers. Le corollaire de ce principe, c’est l’évaporation du trafic : quand on change l’infrastructure, les usages routiers changent également, potentiellement à la baisse.

Photo en noir et blanc qui dessine un plan
Un vrai ingénieur qui résout des problèmes

Utiliser les bons outils

La fabrique de l’espace public, et la fabrique des politiques de déplacement, ne sont pas que des exercices techniques. Elles doivent être démocratiques, puisque derrière la réfection de la voirie ou la construction de routes, il y a une vision politique : est-ce qu’on veut plus ou moins d’automobiles ? Cela dit, ces politiques doivent aussi se baser sur des indicateurs objectifs, afin de s’assurer qu’on fait les bons choix au regard des objectifs politiques qu’on s’est fixé par ailleurs.

Pour les militant·e·s vélo, et les personnes qui s’impliquent sur les questions d’espace public de manière générale, il y a donc un enjeu : trouver les bons indicateurs, les faits, les données, en tant qu’outils approprié pour mener la bataille. La bataille face aux promoteurs du statu quo, ou pire, la bataille face aux promoteurs de l’extension de l’hégémonie automobile.

Nos adversaires (ou leurs alliés objectifs), eux, utiliseront les leurs, comme par exemple :

  • la capacité aux heures de pointe
  • la vitesse moyenne constaté
  • le taux de congestion, etc…

L’enjeu, pour nous, est de disposer d’un panel d’indicateurs, tout aussi objectifs, mais qui valorisent mieux le monde que nous souhaitons construire. Un espace public convivial, accueillant aux plus vulnérables, une vie possible en proximité, moins de déplacement (motorisés en particulier)… En bref, un moins quantitatif pour du mieux qualitatif.

Une liste d’exemples

L’organisation London Cycling Campaign a développé, avec des praticiens, un excellent guide pour construire des projets de voirie de qualité. Les auteurs donnent un certain nombre d’exemples très pertinents. J’ai trouvé ailleurs d’autres idées, avec à chaque fois l’arrière-pensée qu’utilisés par des militant·e·s, ils permettraient (probablement) d’obtenir des aménagements ambitieux.

Voilà quelques-uns de ces indicateurs au service d’un espace public plus convivial et écologique.

Une photo plus large que le trafic automobile

  • On peut utiliser les comptages de trafic, qui peuvent être réalisés par la collectivité elle-même, mais peuvent également être réalisés par un collectif militant. Lorsque les estimations de trafic (actuel) sont données par la collectivité, ça peut valoir le coup de contrôler par un véritable comptage, car elles peuvent être issues d’une ‘modélisation trafic’ trompeuse. Et si les données sont accessibles, il est intéressant de regarder l’évolution du trafic au cours du temps ! Cela permet d’éventuellement démontrer une surestimation de la capacité routière qu’il faudrait maintenir.
  • Il faut connaître la part de trafic de transit sur la voirie concernée, ainsi que la longueur moyenne des déplacements qui utilisent l’espace concerné, ou encore le taux d’occupation des véhicules. On peut également s’appuyer sur la part des ménages disposant une voiture dans le quartier (donnée INSEE), ou le nombre de permis de stationnement résidentiel délivrés. Tout cela permet de démontrer qu’une partie du trafic peut facilement disparaître
  • Par ailleurs, il est intéressant d’aller au-delà du nombre de véhicule par heure ou par jour : avec un comptage manuel, redressé à l’échelle quotidienne, on peut également pointer une réalité complexe :
    • la part d’usagers à pied ou à vélo (là où la collectivité moyenne ne regarde que les véhicules), cela permet de questionner la proportion d’espace qui leur est alloué : est-elle cohérente ?
    • la part de poids-lourd dans le trafic : ils repprésentent un risque bien plus conséquent et des nuisances importantes pour les riverains. Sont-elles prises en compte ?
  • L’accidentalité mérite aussi d’être convoquée dans le débat, avec précaution bien sûr, et en tachant également de montrer les aspects moins ‘spectaculaires’ mais importants : les presqu’accidents, les collisions sans dommage, les incivilités, etc.
  • Enfin, lorsqu’il y a des commerces sur la zone concernée, il est crucial d’objectiver les modes de déplacement des clients. La part des clients venant en automobile est, visiblement systématiquement, sur-estimée par les commerçants. Mathieu Chassignet en parle largement sur son blog. Objectiver ne veut pas dire « graver dans le marbre » l’état actuel, mais permet de sortir des cris d’orfraies.

Pour les plus ambitieux d’entre vous, il est aussi possible de construire des métriques complexes.

  • Des métriques de « débit » adaptées, comme le nombre de personnes (vs. Véhicules) rapporté à la surface (pers/m²/min). Le forum international des transports, porté par l’OCDE (ITF-OECD) a élaboré le mètre carré/heure (m².h), pour aider les collectivités à optimiser leur espace public. Le m².h, par personne ou par véhicule, est « un indicateur composite qui intègre la consommation d’espace à l’arrêt, par exemple le stationnement lié au déplacement, ou les phases statiques du déplacement, ainsi que l’usage dynamique de l’espace, c’est-à-dire la surface occupée par le véhicule en mouvement ». Une idée à creuser pour les derniers recours.
  • Des rapports énergétiques valorisant les modes « sobres », comme le KgKm, «  1 kilo transporté sur 1 kilometre = 1 KgKm. Une voiture de 1500 Kg et son conducteur de 100 kg, pour un trajet de 5 km utilisent 8000 KgKm » nous explique son inventeur. « La même personne, sur un vélo de 20 kg utilisera 550 KgKm ». CQFD.

Ce que les gens pensent « vraiment »

On peut également faire valoir les représentations et les désirs des personnes pour mieux construire ou valoriser un projet. A travers, par exemple :

  • des sondages (nationaux ou locaux) sur « l’envie de vélo ou de marche », ils permettent de construire le socle d’une ‘demande inexprimée’ : « si aujourd’hui, dans le quartier X, l’usage du vélo ne représente que 2 % des déplacements constatés, on sait que 67 % des habitant·e·s voudraient pouvoir se déplacer à vélo de manière sécurisée. »
  • des sondages pré-projets sur ce que les habitants ressentent à propos de leurs rues. L’enjeu est d’avoir une photographie avant que ne soit présenté un projet, car le potentiel du changement effraie : interrogé par rapport à un changement, l’opinion moyenne tendra vers la défense du statu quo. A contrario, sans cette perspective, il devient possible d’obtenir une image plus subtile de la perception des riverains ou usagers. « Trop de voitures, qui roulent trop vite », « pas assez de végétation », « impossible de passer en poussette »…

Et si on intégrait les externalités?

Refuser de réduire la place accordée à la voiture, c’est aussi ne pas voir les dégâts causés par elle, ou alors ne pas voir les bienfaits d’un report vers les modes actifs.

Cela passe par l’intégration d’un maximum des nuisances liées à l’automobile : bruit, pollution de l’air, incivilité. Avec de savants calculs, on peut donner à ces nuisances un équivalent financier ou un équivalent en termes de morts prématurées.

Mais ça passe également par la prise en compte des bienfaits que représentent une hausse de l’activité physique qu’entrainera(it) le nouveau projet. Pareil, cela se transforme en indicateur simple et commensurable. L’OMS a par exemple mis en place une méthodologie et un calculateur très utile : HEAT.

A quoi ça ressemblerait, plus tard ?

Les vues d’artistes des projets sont toujours très utiles pour donner envie. D’ailleurs, une petite entreprise à développé un logiciel dédié à cet exercice, BetaStreet. LCC avait conclu un partenariat avec eux en amont des élections locales. Mais au-delà de ces dessins, on peut également :

  • Construire une carte théorique des temps de trajets avant/après, notamment en modes actifs. Un projet qui réduit la capacité motorisée tout en ouvrant une nouvelle voie pour les modes actifs doit pouvoir valoriser des temps de trajet intéressants à pied ou à vélo (ou en transport en commun).
  • Proposer un scénario « Business as usual » qui ne soit pas statique. En effet, ne rien faire dans une rue ne signifie pas que les choses ne vont pas changer. En intégrant les dynamiques exogènes (hausse global du trafic, augmentation des températures, dégradation d’un revêtement, etc.), il est juste de montrer que le statu quo n’est pas une option « évidente ». Si on ne fait rien, demain sera sans doute encore moins bien qu’actuellement.

Des indicateurs pour raconter une autre histoire

L’objectif n’est pas forcément de faire changer d’avis les adversaires, c’est même improbable. Utiliser intelligemment les faits, les nombres et les données, permet de raconter une autre histoire que celle qui s’imposerait naturellement, celle des bouchons et de la difficulté à stationner (son automobile). C’est convaincre les personnes neutres du bien-fondé d’un projet positif, c’est construire une masse critique de soutiens, et éviter que les « neutres » ne rejoignent les opposants actifs.

Ces indicateurs, en plus d’être des outils d’aide à la décision et d’évaluation, peuvent être des outils au service de notre projet militant. Mais pour ça, il faudra aussi réussir à les rendre attractifs, simples à lire. Un autre chantier.

Quelques ressources clés :

Le guide « comment parler aux gens de leur future rue » de la LCC https://www.lcc.org.uk/wp-content/uploads/2021/03/People_Future_Streets.pdf

Le guide du « campaigner » de la LCC https://www.lcc.org.uk/wp-content/uploads/2021/03/LCC_Infrastructure_handbook_2019.pdf

Un site britannique qui rassemble plein de données sur les villes : https://www.cyclestreets.org/sites/bikedata/

La proposition méthodologique pour évaluer les déplacements des clients https://blogs.alternatives-economiques.fr/chassignet/2021/12/16/mobilite-vers-les-commerces-de-centre-ville-5-enseignements-issus-d-une-enquete-menee-a-lille

La grosse publication de l’ITF-OCDE sur l’allocation d’espace public https://www.itf-oecd.org/sites/default/files/docs/streets-fit-allocating-space-better-cities.pdf

Crédit image mise en avant : BY-NC-ND Alice Popkorn

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