Accueil » Nous ne sommes pas nés en voiture (1/2)

Nous ne sommes pas nés en voiture (1/2)

Un monde sans automobile a existé : quel était-il? Retour historique pour éclairer l’avenir.

Nous baignons tellement dans le bain de l’automobile qu’il nous est parfois difficile de l’imaginer : oui, un monde sans automobile a existé. Il est pourtant crucial de s’en souvenir, d’essayer de comprendre la dynamique qui a mené l’occident d’abord puis bientôt l’humanité dans son ensemble, dans ce bain. Si le système automobile a été construit, il peut aussi être déconstruit. Ou du moins radicalement transformé. Dans cette première partie d’une réflexion un peu historique, l’objectif est de montrer que les techniques de déplacements ne sont pas neutres, mais que le vélo soutien l’idéal démocratique.

Technique, politique et transports

Il n’y a pas toujours eu autant de routes. Avant-guerre, il n’y avait pas d’autoroutes, il n’y avait pas de voitures stationnées sur l’espace public, il n’y avait pas d’immenses « parkings ». Nous trempons tellement dedans, que nous sommes persuadés qu’il y a une forme de fatalité dans cet état de fait. Il nous faut pourtant nous libérer du « progressisme ‘vulgaire’ » (Alain Gras) de l’historiographie dominante, qui fait de l’histoire une succession inéluctable d’innovations techniques. Cette histoire raconte que l’arme nucléaire n’est que la suite logique de la lance en silex de l’homme des caves. Cette histoire fait de l’automobile la successeure évidente de la calèche, du chemin de fer et du vélo. Comme si chaque technique remplaçait une précédente naturellement, par surcroît d’efficacité. Donc comme si l’humanité allait tranquillement vers un mieux sans ambivalence. Cette vision est fausse. Elle masque les dynamiques d’imposition, ou d’éviction de techniques alternatives.

Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches un privilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne, jusque-là, n’y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que vous fussiez riches ou pauvres ; la calèche du seigneur n’allait pas plus vite que la charrette du paysan, et les trains emmenaient tout le monde à la même vitesse.

André Gorz – L’idéologie sociale de la bagnole, 1973

Une humanité en marche

Avant l’avènement du chemin de fer, l’Europe était marquée par un réseau de routes plus ou moins carrossables, développé patiemment par plusieurs millénaires d’usages de la voiture à cheval. Les gens marchaient. Marchaient beaucoup, parfois étonnamment vite. Mais globalement, au rythme de la marche et du cheval, les distances parcourues n’avaient strictement rien à voir avec ce que l’avènement des techniques thermo-industrielles a ensuite rendu possible. Les cités de l’époque se construisaient dans les limites imposées par les moyens de transports existants, et les vies se construisaient à hauteur d’homme (ou de cheval), pas plus. La sphère d’influence des villes était forcément limitée, notamment par la capacité à ponctionner de la production agricole aux alentours.

La technique (de transport) n’est pas neutre

Il n’y a pas de quoi fantasmer, disons-le franchement : l’horizon des simples quidams était très limité. Seule la noblesse et certains métiers pouvaient prétendre au voyage, étant donné le temps nécessaire pour un trajet de plusieurs centaines de kilomètres.

La question des transports a donc un impact majeur sur les formes urbaines, sur les régimes politiques et les représentations de la vie. Cette idée s’illustre de manière extrême chez les civilisations pré-colombiennes (Aztèques, Incas, Mayas). Ces peuples connaissaient la roue et ses usages potentiels, mais faisaient le choix de ne pas l’utiliser. Pour des raisons qui nous échappent en partie. L’ordre social s’en serait trouvé trop bousculé. Féodalité et mobilité pédestre allaient de pair.

L’installation progressive de l’automobile ou du chemin de fer n’est donc pas neutre. Saviez-vous que des automobiles à vapeur étaient déjà opérationnelles au tournant du XIXe siècle ? Laurent Castaignède relate l’invention des premières « locomobiles », certes peu efficaces. Pourtant, c’est le chemin de fer qui va s’imposer progressivement contre les « locomobiles ». Clairvoyant, les dirigeants français et britanniques de l’époque interdisent de facto l’usage de ces voitures particulièrement dangereuses : à la fois parce qu’elles peuvent exploser à tout moment, qu’elles promènent un nuage de fumée particulièrement désagréable mais aussi parce qu’elles ne sont pas vraiment maniables. Les progrès techniques constants et l’immense investissement des sociétés industrielles occidentales dans le réseau ferroviaire va alors radicalement transformer le monde. Avec le chemin de fer, il devient possible de franchir des distances inter-urbaines en moins d’un jour. En 1850, la France compte 5 kilomètres seulement de voies ferrées, mais ce nombre va monter jusque 40 000 km après la 1ere guerre mondiale. Le territoire français était littéralement couvert de voies ferrées reliant tous les chefs lieux de canton de France, dans un réseau très maillé.

Un maillage fin, dans un autre monde.

Quelle différence avec le développement de l’automobile ? On ne peut pas vraiment faire comme si c’eût été soit l’un soit l’autre. Mais André Gorz évoque une idée intéressante. Dans une société marquée par le chemin de fer, si l’accès au train est dès le départ inégal, la vitesse est la même pour tout le monde, de la première à la 4eme classe. Ainsi, le train n’est pas non plus neutre en soi, mais le système de pouvoir qui va avec le train est totalement différent de celui du réseau routier tel qu’il se développera après la seconde guerre mondiale.

Le vélo, la mobilité démocratique

Une diffusion du haut vers le bas

Contrairement à ce que la société automobile dans laquelle nous baignons nous laisse entendre, le vrai déclencheur d’une mobilité personnelle augmentée n’a pas été l’automobile, mais le vélo. Car c’est le premier mode de transports personnel. Comme le dit le journaliste Carlton Reid : « les routes n’ont pas été construites pour les automobiles ». Les voies traditionnelles, pavées et malcommodes, ont été modernisées et revêtues non pas pour les automobiles, mais pour les vélos.

A partir des années 1870, et les innovations qui transforment la draisienne en vélocipède (pédales, transmissions par chaîne), le vélo devient, aux yeux de la bourgeoisie d’alors, une innovation majeure. Bien avant que l’automobile se diffuse. Le vélo est alors un bien luxueux, particulièrement prisé par les classes supérieures. Symbole du progrès, il est associé à une société des loisirs, à l’avènement des sports et au culte de la performance.

C’est cette même bourgeoisie qui œuvrera pour la création d’aménagements cyclables. De manière très précoce aux Pays-Bas : l’ANWB finance les premières pistes cyclables dès le début du XXe siècle.

Une technique stable

Le récit techno-enthousiaste des promoteurs de l’automobile présente l’avenir des déplacements en une suite d’innovations techniques. Contrairement à ce récit, on constate que l’immense majorité des améliorations techniques du vélo ont eu lieu dans les 40 ans autour de sa création : les dérailleurs, les freins, la roue libre. Nous roulons toujours sur des vélos très comparables à ceux de la fin du XIXeme siècle (Héran). Une belle leçon à ceux qui attendent comme le messie l’arrivée du véhicule autonome, voire des taxis-volants.

L’innovation, la vraie (Science museum, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons)

La mobilité urbaine du début du XXeme siècle est faite de trajets à pied et d’hippomobile. La nuisance principale, c’est l’abondance de déjection animale. Laurent Castaignède parle de 100 000 équidés dans Paris. Le vélo représente un gain en efficacité considérable par rapport à la traction animale : grâce à la draisienne, il est possible d’avancer à presque 15 km/h à la seule force de ses jambes. Ce qui est particulièrement utile en période de famine, quand on préfère manger les chevaux que leur donner à manger : c’est dans ce contexte que la draisienne avait vu le jour. Malgré le développement de moyens de transports motorisés, tramway, métro, bus, et les premières automobiles, le vélo va ainsi rencontrer un succès fabuleux.

Une solution de mobilité émancipatrice

Luxueux au début, le vélo va progressivement se démocratiser dans toutes les couches de la société. L’industrialisation progressive de sa production va le rendre accessible aux ouvriers, aux paysans, qui gagnent grâce la reine bicyclette une mobilité considérablement augmentée. Elle conquiert les milieux populaires « sans même qu’il y ait de propagande » (Héran) puisqu’il répond de manière immédiate et simple à un besoin de se déplacer.

On remarque à l’époque des discours particulièrement enthousiastes à propos du vélo : il permettrait une amélioration et une égalisation des conditions de vie des peuples en général. En particulier chez les féministes de l’époque, en témoigne cette célèbre citation :

« le vélo a fait plus pour l’émancipation des femmes que toute autre chose dans le monde. Je me réjouis chaque fois que je vois une femme à vélo. Cela lui donne un sentiment de liberté et d’autonomie. »

Susan B. Anthony, le 2 février 1896 dans le New York World

L’enthousiasme et l’optimisme qui entourait le vélo fut également partagé par certains des promoteurs de l’automobile de masse, ensuite. La voiture devait apporter liberté, joie, voire vertu (liée à l’éloignement des villes) aux classes laborieuses. Sauf que la voiture a trahi ses promesses, là où le vélo, s’il était resté le mode dominant, aurait probablement participé à une égalisation des conditions d’existence.

Par ailleurs, on le voit, le premier « boom » du vélo au début du XXe siècle jusqu’aux années 40, s’est fait par une adhésion volontaire des milieux populaires, sans stratégie délibérée de diffusion/imposition. Intrinsèquement plus ‘conviviale’, une société à hauteur de vélo aurait été radicalement différente de ce que sont devenues les sociétés marquées par l’automobile.

L’automobile, elle, a eu besoin de plusieurs décennies de politiques pilotées par les classes dominantes de l’époque pour devenir la norme.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *