(Suite) Nous baignons tellement dans le bain de l’automobile qu’il nous est parfois difficile de l’imaginer : oui, un monde sans automobile a existé. Il est pourtant crucial de s’en souvenir, d’essayer de comprendre la dynamique qui a mené l’occident d’abord puis bientôt l’humanité dans son ensemble, dans ce bain. Si le système automobile a été construit, il peut aussi être déconstruit. Ou du moins radicalement transformé. Voyons justement comment s’est imposée l’automobile.
En semant des clous, les paysans accomplissent un acte de légitime défense. Ils iront un jour à l’assaut des autos comme autrefois à l’assaut des châteaux, puisque les pouvoirs publics ne veulent pas les protéger contre les excès de ces monstres destructeurs.
La Barricade, 30 juillet 1910 – in Ecraseurs, anthologie par Pierre Thiesset
Une première vague critiquée
On l’a vu, les premières automobiles, du milieu du XIXème siècle, ont d’abord été très fortement contraintes par les autorités. Les progrès techniques rebattent les cartes, dans une société déjà travaillée par le mythe du progrès industriel. Déjà, les fabricants promettent des performances exceptionnelles. Cohabitent alors des automobiles à vapeur, à moteur électrique et à moteur thermique (à explosion). La bourgeoisie s’empare, après le vélo, de l’automobile.
Dans son anthologie « Écraseurs », Pierre Thiesset a rassemblé des écrits dans les journaux aux débuts de l’avénement de l’automobile. À nos yeux de modernes, c’est très surprenant : toutes les sensibilités politiques semblent unanimes pour condamner l’automobile, et les automobilistes, de l’époque. Les griefs ? Conduisant des machines, bruyantes, puantes, et dangereuses, les automobilistes sont présentés des comme des antisociaux, des fous dangereux et égoïstes. Loisir (à l’époque) réservé à la bourgeoisie, l’automobile subit les foudres des socialistes. Elle est également vilipendée par les sensibilités conservatrices qui constatent le mal que provoque l’automobile aux campagnes.
Cette opposition est certes d’autant plus forte que les véhicules de l’époque sont polluants et bruyants, mais on peut également s’imaginer que les humains de l’époque sont encore lucides, et ils pressentent confusément ce que les transports motorisés vont faire subir à toute la société, aux paysages et aux territoires.
Au départ, l’automobile est un intrus dans la ville et sur la route. Il faudra un véritable retournement de l’état d’esprit et des règles de l’époque pour qu’elle puisse s’imposer. En effet, la rue est alors à tous. Les vitesses globalement réduites des véhicules de l’époque (trams motorisés, hippomobiles, vélo) fluidifient la cohabitation de tous les usages. À pied, on est chez soi dans la rue, et c’est à l’usager le plus rapide de s’adapter.
Une imposition progressive
Comme le relate Laurent Castaignède dans Airvore, alors que les conflits d’usages augmentent à mesure que des automobiles se mettent à circuler, la justice inverse la logique de la cohabitation. En 1902, le tribunal civil de Paris institue le renversement de la responsabilité, dans un arrêt, il indique :
« Les chevaux doivent être dressés ‘de telle façon que les automobiles ne puissent les effrayer’ »
Les usagers de l’automobile, bourgeois, sont politiquement influents. L’Automobile Club de France, créé en 1895, va servir d’outil d’imposition de leur lubie à toute la société. Le premier code de la route, sensé régler les litiges entre usages, est rédigé par ces groupes d’influences : « les piétons doivent se ranger pour laisser passer les véhicules ». Peu à peu, on tend à criminaliser l’usage libre de la rue, on renvoie les piétons sur les trottoirs. Aux États-Unis, dès les années 20, on stigmatise la figure du « jay-walker » : littéralement, le piéton-plouc. Le code de la route naissant (Uniform Vehicle Code) relègue l’usage du vélo à une portion congrue de la route. Aux États-Unis encore, le marquage au sol est une autre invention de la minorité automobiliste pour s’approprier l’espace public et les routes.
Ironie de l’histoire, les premiers aménagements cyclables sont réalisés pour libérer la chaussée des nombreux cyclistes. À l’époque, selon Frédéric Héran, cela converge avec les intérêts des usagers du vélo qui obtiennent ainsi des voies avec un revêtement lisse. Pourtant, la création de ces pistes séparées de la chaussée automobile ne se fait pas sans heurts en Grande-Bretagne. Carlton Reid raconte ainsi que les deux organisations cyclistes britanniques majoritaires (CTC et NCU) mèneront de féroces campagnes en 1935 contre les nombreux projets de pistes. Ardemment promues par les pouvoirs publics et la classe dominante motorisée de l’époque, ces pistes sont surtout vues comme un moyen d’accélérer le trafic d’une minorité privilégiée. En Grande-Bretagne, il y a 12 millions de cyclistes et 2 millions de motorisés. La lutte contre le « péril des pistes cyclables » sera vaine. Hélas, car comme prévu, les cyclistes, majoritaires, verront effectivement leur condition de circulation se dégrader aux profits des automobilistes. Ce qui renforcera l’attractivité de l’automobile lorsqu’elle deviendra un bien de consommation abordable aux classes moyennes puis populaires.
C’est pour « imposer » l’automobile que les autorités, visiblement plus soucieuses des intérêts des riches automobilistes (jusqu’à la seconde guerre mondiale) que de l’intérêt général, vont également démanteler les systèmes de tramway. Les tramways sont une gêne au déploiement d’un système automobile efficace, avec leurs rails, leurs lourdes infrastructures structurantes complémentaires au trafic automobile. Le système de tram lillois sera, par exemple, démantelé et automatiquement remplacé par des autocars, plus compatible avec le système automobile. Pire, face au besoin d’un système de transports en commun efficace – la ville de Lille étant évidemment congestionnée – les pouvoirs publics vont investir massivement dans un métro. Pourquoi ? Parce qu’un métro, ça ne vient en rien déranger le désordre établi par l’automobile.
Les feux de circulation ont également pour fonction de faciliter la circulation des automobiles, en imposant à tous les autres modes des temps d’attentes qui n’étaient pas utiles. Nous avons été si bien dressés à les respecter, comme des figures protectrices et sévères, qu’on peine à imaginer qu’il y a pu avoir d’autres manières de circuler, ou d’habiter, l’espace public.1 Ils se sont pourtant imposés progressivement par des décisions politiques favorables aux minorités motorisées.
Dernier exemple de mesures politiques qui ont accompagné le déploiement de l’automobile : le stationnement dans l’espace public. Jusque 1954, il n’était globalement pas autorisé de stationner une voiture dans la rue en France. Quand on y réfléchit 5 minutes, c’est l’évidence même : un objet, privé, dévore 10m2 d’un espace public ! Pourtant, en le rendant possible, les autorités ont favorisé une situation telle qu’il semble désormais inenvisageable de revenir sur cet état de fait.
Ainsi, alors que l’immense majorité de la population utilise la marche, le vélo ou les quelques transports en commun existant, l’automobile s’est imposé petit à petit par des mesures politiques dictées par les intérêts d’une minorité dominante ou par la foi technique d’une caste de technocrates.
Intérêt de classe ou foi absurde dans un progrès technique indéfini ? Qu’est-ce qui a vraiment poussé les pouvoirs publics à violenter les villes ? A imposer par diverses mesures coercitives la domination du moteur privé sur tout autre mode de déplacement ? Entre ces deux « causes », mon coeur balance.
Une chose est sûre, il y a eu un véritable impérialisme automobile.