Période intense pour le mouvement pro-vélo. Que faut-il construire avec l’émoi autour du meurtre de Paul ? J’ai mis par écrit quelques réflexions.
Ce billet est un complément à un texte publié vendredi 18/10 à lire sur le site web de La Croix
Nous étions une petite vingtaine, sur le parvis de la mairie de la petite commune de banlieue parisienne où j’étais en famille ce samedi. Des têtes connues, des élu·e·s, quelques inconnus. Par exemple, une dame qui a perdu un enfant et que la mort de Paul Varry a bouleversé.
L’émoi reste fort. Je garde en tête les larmes d’Anne Monmarché dans son allocution place de la République, à Paris. Je suis marqué par les larmes d’une autre responsable d’asso FUB eue au téléphone.
Les récits glaçants d’agression fleurissent sur les réseaux sociaux. Si je n’ai jamais rien vécu de très très grave, tous résonnent avec mon vécu.
Il se passe un truc
Il se passe un truc, indéniablement.
J’ai cru mercredi que c’était ma bulle qui s’agitait, seulement. Mais il y a de bons indices pour dire que ça n’est pas que ça. Le meurtre (présumé) de Paul fait l’objet d’une couverture médiatique conséquente. Les 300 événements organisés ce samedi (quand il y a des appels nationaux même bien préparés, on est loin d’un tel nombre), auxquels il fallait noter la présence massive d’élu-e-s.
Il se passe un truc, le genre d’émotion collective rare qui se cristallise à un moment donné, dans un contexte donné.
Mais s’il passe bien un truc, quelle perspective donner à cet émoi collectif ?
Un #MeToo violence motorisée ?
Quelques camarades évoquent Stop De Kindermoord, un mouvement collectif qui fût déterminant dans les politiques d’aménagement urbain néerlandaises, initié à la suite de l’homicide involontaire d’une petite fille par un automobiliste. Soit. Je ne connais pas assez finement l’époque ou le contexte pour tirer un parallèle pertinent. Je pense plutôt à #MeToo.
La dynamique est proche : une affaire judiciaire précise a déclenché une vague immense. Jusque là retenus ou ignorés, des femmes ont partagé leurs témoignages d’agressions sexuelles voire de viols, et plus globalement des dégâts du patriarcat dans la vie des femmes.
De manière analogue à la violence motorisée, les violences sexistes et sexuelles sont systémiques. Il y a un continuum des violences entre le sexisme ordinaire, tel qu’il s’exprime dans les propos de comptoir ou dans la répartition genrée des tâches ménagères, et les agressions sexuelles et le viol. L’analogie a ses limites, bien sûr. La violence patriarcale s’insère dans l’intime. Les survivantes doivent d’abord affronter la honte et le victim blaming.
Même s’il est présumé innocent, l’homme qui a tué Paul apparaît bien pour la part extrême de la violence motorisée banale. Quand tout le monde a peur sur les routes, il ne s’agit pas seulement de mettre en prison les « délinquants », mais de remettre en question une réalité complexe. Il y a eu les #NotAllMen, il y aura les #NotAllCars, et les deux seront tout autant à côté de la plaque.
Les cendres du feu #MeToo sont loin d’être retombées. Les conséquences politiques sont loin d’être arrêtées.
Ce que je retiens du parallèle, c’est qu’on est parti pour que ça dure et que les impacts sociaux potentiels de l’émoi ne viendront qu’avec la durée et l’intensité d’une hargne canalisée. Il va falloir maintenir vivante l’indignation, lui donner une portée la plus large possible et l’aider à être fertile, à en faire une force de transformation sociale.
Durer, percer
Je doute que la mort de Paul Varry s’accompagne d’une victoire à court-terme. Il y a bien sûr les demandes formulées par la FUB, et en particulier sauver le Fonds Mobilités Actives. Mais une victoire sur ce point s’inscrira globalement dans un recul du dogme austéritaire actuel. Il y a la question de la mise en place de procédures policières et pénales plus adaptées à la mise en cause du statu quo automobile. C’est possible, mais ça ne serait sans doute qu’une victoire de surface, si tant est que la réponse pénale ait un effet réellement structurant. Edit : Finalement, la rencontre entre le ministre et les assos pro-vélo lundi 21/10 a abouti sur l’annonce d’une mission sur les violences routières. Un « machin » à peu de frais, qui permet de dire qu’on fait quelque chose sans rien faire.
Selon moi, l’objectif du mouvement pro-vélo doit être de structurer l’indignation. Ouvrir les espaces, comme ce fut le cas samedi. Proposer des cadres, des mots, un langage, pour que chacun·e puisse ressentir correctement et exprimer son indignation. Mais aussi transformer l’indignation, l’organiser, la rendre plus puissante, plus perçante. Cela passe par recruter, bien sûr. Je suis très heureux d’entendre que Paris en Selle a reçu un paquet de demande d’adhésion. Et au-delà du nombre, s’engage alors un travail de longue haleine pour former, pérenniser, structurer, des militant·e·s dont nous avons besoin nombreuses et nombreux.
Passer de 2 % de cyclistes effectivement militant·e·s à 5 %, ça paraît peut, ce serait pourtant déjà énorme.
Que les usager·e·s du vélo véners rejoignent des organisations ou non, la vague d’indignation doit continuer à taper la digue de l’indifférence généralisée vis-à-vis de la violence routière, une violence qui marque pourtant la société dans son ensemble, qu’on soit dans une automobile, sur un vélo, un fauteuil ou sur ses pieds.
Combien de repas de famille ont été ruinés par une jeune nièce qui casse l’ambiance à grand coup de latte verbal dans la culture du viol et le patriarcat ? Tout le monde n’est pas devenu féministe avec #MeToo mais plus grand monde ne peut faire comme si ça n’était pas un sujet.
A propos du régime automobile et son corollaire, la violence routière normalisée, on vise la même chose, donc. Cela n’empêche pas les victoires d’étapes, très concrètes, à aller chercher, qui aideront à rendre tangible le travail politique qui accompagne l’indignation. Je pense entre autres choses à l’interdiction de la publicité automobile, tel que le propose l’excellent rapport de Résistance à l’Agression Publicitaire.
« Oui mais les cyclistes »
On pouvait s’y attendre : en ligne, toute publication relative à la mort de Paul Varry est amplement commentée sur le mode « oui mais les cyclistes ». On pouvait s’y attendre, mais ça n’en reste pas moins atterrant. Même les très honorables lecteurs et lectrices de La Croix nous infligent des commentaires à bases d’anecdotes malheureuses impliquant un vélo, semblant oublier que l’on parle ici d’un meurtre.
Comme je l’évoque dans mon bouquin, je formule l’hypothèse que nous sommes dans un moment de crise (qui peut être durable) du système de déplacement. D’une phase de développement continu de l’usage de l’automobile, nous entrons dans une phase de remise en question. Remise en question volontaire : c’est l’effort politique de transformer l’espace public, la vague pro-vélo, etc. Remise en question subie : saturation du parc automobile, catastrophe climatique, instabilité énergétique.
Cette crise se manifeste de bien des manières pour les personnes. Si on regarde le développement de l’usage du vélo, l’expérience sensible de l’espace public change pour beaucoup d’entre nous. Des usages stabilisés de l’espace public sont chamboulés, et c’est difficile à vivre. Le changement est systématiquement inconfortable.
La liberté qu’offre le vélo ne manque pas d’être utilisée de manière incivile. La marche et le vélo sont des modes bien plus « civils » que les modes motorisés. Je m’explique. Les modes motorisés induisent une distance entre usagers (l’habitacle, la vitesse), et on organise leur cohabitation par la technique et la loi : des routes pensées pour des vitesses précises, des bordures, des trottoirs à ne pas « grimper », des feux à ne pas franchir. On n’a pas besoin d’être respectueux pour que ça fonctionne : il suffit de suivre les règles. Pas besoin d’humain, donc. Si Paul Varry est allégrement déshumanisé, n’oublions pas que c’est le cas de toutes les victimes de la violence routière, encore plus quand elles ont enfreint une règle.
Pour stabiliser de manière désirable les usages de l’espace public, il y a bien sûr l’infrastructure en premier lieu, la structure de l’espace public. La marche et le vélo sont certes moins « techniquement canalisables », ils sont aussi structurellement déterminés, comme tous comportements humains. Il y a, bien sûr, la loi et ses forces de répression. Mais il y a aussi le travail civilisationnel : sensibilisation, éducation, bataille culturelle. Bref, ce sont des chantiers difficiles mais pas insurmontables.
C’est pour ça qu’il me semble complètement vain de questionner ou nier ce que peuvent exprimer les « oui mais les cyclistes », qu’ils ou elles soient de bonne ou de mauvaise foi. Si nous avons cessé de dire « oui mais les automobilistes » depuis fort fort longtemps, c’est que nous sommes nous-mêmes massivement des usagers réguliers de l’automobile, que nous en connaissons beaucoup, et que nous nous disons qu’il ne faut pas exagérer, qu’il y a plein d’automobilistes respectueux des règles et des gens. Les chauffards, la police s’en occupe. Tant qu’il en sera ainsi, nous serons contraints de subir le « oui mais » parce que les personnes sur des vélos sont le facteur exotique de la transformation des mobilités, qu’il y en a effectivement un bon paquet qui font n’importe quoi, que l’espace public n’est pas encore adapté, etc. et que la longueur de vue n’est pas le propre de l’humanité (sur les réseaux sociaux, au moins).
Il y a par contre des enjeux plus structurels encore, autrement plus difficile à dépasser mais qu’il faudra bien dépasser pourtant. Un aménagement du territoire automobilo-centré et, donc, des modes de vie radicalement questionnés. Les positions sociales cimentées par l’automobile (du conducteur de taxi à l’avocat en BMW). Les intérêts du capital valorisé par notre ébriété automobile. Par exemple.
Ici, je n’ai pas d’autre stratégie à proposer que celle-ci : la conquête progressive (le grignotage) des structures de l’espace public, de la voirie, de l’aménagement du territoire, et un travail de longue haleine pour s’attaquer aux racines de notre dépendance à l’automobile, par exemple en attaquant l’industrie automobile (son matraquage publicitaire, sa stratégie marketing, son business model…).
La route est longue. Mais la violence de la mise à mort de Paul nous rappelle notre responsabilité de mener le combat.