En plein désastre automobile, les dirigeants de l’industrie automobile nous démontrent leur incapacité à se remettre en question. Reprenons-leur le volant des mains.
L’époque est faste pour les critiques de l’automobile. La pénurie de carburants liée aux grèves des raffineurs met au jour la fragilité de notre système de mobilité (et sa possible transformation!), tandis que le Mondial de l’auto pointe le bout de son nez. C’est en vue de ce Mondial que deux PDG de l’industrie automobile ont fait publier une interview lunaire. Il contient beaucoup de signes de ce qu’est le système automobile.
La couverture du Parisien Dimanche titre sobrement « rencontre entre deux géants ». Les deux PDG, Luca di Meo et Carlos Tavares, nous expliquent sur trois pleines pages quasi-publicitaires à quel point leurs groupes sont au rendez-vous de la transition, tout en laissant ruisseler leurs mauvaises volontés. On aurait très envie de commencer par des attaques ad hominem (« mâles blancs de plus de 50 ans »), mais ça occulterait le coeur du propos.
L’hégémonie automobile est aussi culturelle
Tous deux sont des « passionnés » d’automobiles: ils aiment leur produit, ils les « pilotent » (tandis que nous autres « conduisons »), comparent l’objet automobile à des mega-stars de la musique (« même Madonna ou Jay-Z n’arrivent pas à attirer autant de monde » que le mondial de l’automobile). Mais surtout, ils attendent de leurs consommateurs qu’eux aussi les aiment, qu’ils (ou elles?) en soient « amoureux », qu’il y ait de l’émotion. Di Meo a une phrase géniale : « certains […] ont commencé à prendre l’automobile en grippe. J’ai toujours dit que si les gens commencaient à haïr notre produit, c’était game over. »
Tavares menace : « nous sommes là pour proposer des solutions, à condition que la société accepte que la liberté de mouvement individuelle, familiale, et professionnelle, reste un axe fondamental de notre ‘lifestyle’ – la société l’acceptera-t-elle demain? Pour que ce sujet-là puisse être débattu, nous allons créer un forum de la liberté de mouvement. » Par où commencer… Dans une même phrase, on passe de l’automobile en tant « que réponse à un besoin » à « source qui permet une idéologie », ‘la liberté de mouvement’. Dans un retournement incroyable tant il est honnête, Tavares reconnaît que son industrie entend imposer une vision du monde, un lifestyle. Et attention, gare à vous, si vous n’adhérez plus à la vision du monde que nous avons participé à imposer, nous allons vous mettre un « forum de la liberté de mouvement » dans les dents. On imagine sans peine la liberté intellectuelle qui va habiter les « débats ».
L’électrification, on y croit (ou pas)
Les deux PDG le reconnaissent, le pari de l’électrification du parc automobile suscite pour le moment surtout un nouveau mode de distinction sociale. Au passage, on apprend que l’impossibilité qu’auraient les classes moyennes à « coller » aux catégories supérieures va « créer un problème de stabilité sociale »: en régime capitaliste, l’automobile a une fonction de pacification en offrant l’opportunité de masquer les rapports inégaux entre classes sociales.
Mais peu importe, car « nous arriverons à démocratiser le véhicule électrique ». Mais. Mais, il aurait fallu « nous laisser développer des plans B et C avec le moteur thermique ». Et puis fondamentalement, est-ce qu’on n’en a pas rien à foutre du climat? Car, nous dit Tavares : « les transports représentent 12% des émissions globales de CO2 – l’énergie [sic!], le ciment et l’ammoniac [sic!] représentent l’essentiel des 88% restants ». 1. C’est faux. 2. Ils mélangent les torchons et les serviettes. 3. Et même si c’était vrai, 12%, c’est énorme. Bref, c’est une rhétorique à la limite du climato-négationnisme, et un très clair signe de mauvaise volonté.
D’ailleurs, si Stellantis s’est engagé à être « neutre » en carbone en 2038, c’est parce qu’on le lui a demandé. Mais fondamentalement, Tavares n’y croit pas du tout et le dit presque texto. « Le rythme de la transition est trop rapide », « si on demandait la même amplitude de transformation (..) à toute la société française et européenne, vous auriez la révolution ». Même l’électrification, en fait, ils n’y croient pas. Di Meo dit: « il faudrait donner une chance à d’autres technologies ».
Leur laisser le volant?
Tout au long de l’article, la mauvaise volonté suinte de tous bords. Ils disent qu’ils vont « aller plein pot » vers la voiture électrique tout en pointant les limites (même écologiques) de l’idée. Ils disent vouloir que les voitures ‘propres’ (sic) soient accessibles à tous, mais le leasing social n’est pas forcément une bonne idée si ça leur empêche de vendre des modèles coûteux qui leur garantissent des marges. Ils croient dans la « mobilité partagée », investissent, et en même temps, n’ont pas l’air d’espérer que ça marche.
Est-ce vraiment à ces personnages que nous devons laisser définir l’avenir des mobilités? Ce mélange de comptables, de romantiques et d’idéologues, est-il vraiment à même de piloter la transformation de l’outil industriel? A la lecture de l’interview, on peine à y croire. Sont-ils coupables? Sans doute pas : ils sont nommés par leurs actionnaires pour maximiser les profits, j’imagine. Il y a par contre un coupable, omniprésent dans l’interview: l’État. L’État qui finance généreusement le secteur, avec le plan de relance, avec la prime à la conversion, avec tout un tas de leviers financiers, mais qui laisse faire. Qui laisse faire le marché d’abord. Les deux patrons, opportunément patriotes européens, s’insurgent contre la concurrence déloyales des Chinois, des Coréens et des Japonais. Mais l’État laisse aussi faire ces patrons inconséquents qui, plutôt qu’agir pour l’intérêt général, défendent leur passion et font du chantage à l’emploi. En témoigne l’omniprésence des SUV et le manque de travail sérieux pour anticiper le déclin planifié des véhicules à moteur.