Démocratisation de l’automobile, ou impérialisme du moteur ?
Dans les pays industriels et les « civilisations » qui ont donné naissance à la motorisation, la voiture s’est répandue sans délibération démocratique. Quelle ironie de lire que nous vivons dans une « société de mobilité transformée par 40 ans de démocratisation de l’automobile » (Jean-Pierre Orfeuil). Certes, l’automobile est passé d’un apanage de la bourgeoisie à un bien de consommation lambda, procurant à ses nouveaux acquéreurs modestes le sentiment d’une ascension sociale.
Mais quel abus de langage de parler de « démocratisation » pour une diffusion sans débat. L’automobile évince tous les autres modes de déplacements, et fait disparaître avec eux des modes de vie, des représentations du territoire, impose sa morale à tout le monde. Alors même qu’elle est dès le départ incapable de tenir sa promesse de liberté.
C’est pour cela que nous pouvons parler d’impérialisme automobile.
Naturaliser le besoin d’automobile
« Les résidents veulent plus d’espace pour vivre tout en préservant la capacité d’accéder à la ville. Ils veulent gagner sur ces deux tableaux. Ce phénomène majeur est irréversible. » Sous le sceau de l’évidence, Jean Poulit, ingénieur et architecte politique du système routier francilien, exposait ainsi les prémisses du système automobile dans les années 70. Car la première étape a l’impérialisme automobile, c’est qu’il faut transformer la possibilité théorique d’une mobilité rapide en « besoin ». En désir.
Mais ça n’a rien de naturel. Comme l’explique Frédéric Héran, ce « désir » de vivre au vert est tout aussi construit que n’importe quel autre chose. D’abord, il ne fait sens que parce qu’une mobilité rapide et bon marché existe. Sans ce maillon, ce serait un fantasme, qui par nature a une valeur dans son inassouvissement. « Même si l’idée de villes peu denses a préexisté à l’avènement de l’automobile comme des transports collectifs, c’est bien le développement des transports et surtout de l’automobile qui a permis la réalisation de villes peu denses et non l’inverse » (Héran, 2001).
Par ailleurs, rien ne lie ce désir de vert avec l’usage de la voiture : les « banlieues pavillonnaires » ont émergé avant la diffusion de l’automobile, autour de système de transports en commun (à Los Angeles au XIXe). Et rien n’indique que, si « désir » naturel de vert il y a, il ne puisse être plus simplement réglé par un verdissement de l’urbain dense, plutôt que par la bétonisation d’espace agricoles et forestiers.
C’est les promoteurs de l’automobile qui ont transformé des ‘tendances’ sociales, des problématiques intrinsèquement liés à l’urbanité (densité, bruits, etc.), en un plébiscite pour le développement d’un système automobile sans fin.
Carlton Reid relate ainsi l’analyse d’un journaliste automobile britannique à la fin des années 30 concernant les nouvelles politiques routières. Les élites d’alors, motorisées et enthousiastes, « réalisent que le progrès représenté par des transports routiers rapides est désirable de leur point de vue. [Mais] ils réalisent que les changements que cela entrainerait doivent être acceptés, que les modes de vie du peuple doivent être modifiés en conséquences, être adaptés aux nouvelles conditions. En aucun cas, ce développement des transports routiers ne peut assurer que les modes de vie restent inchangés. »
C’est aussi ce que dit Zack Furness à propos de la prétendue « America’s love affair with the car ». Pour cet universitaire américain, ce concept est écran de fumée pour naturaliser un état de fait qui a été imposé à travers des « infrastructures matérielles et culturelles ».
Des politiques publiques volontaires
Car pour construire un monde façonné par l’automobile, désiré d’abord par certains groupes sociaux puissants, par certains individus habités par une croyance technicienne étrange, il aura fallu beaucoup d’efforts politiques.
Il y a eu les différentes mesures coercitives évoquées dans cet article, pour évincer les usagers lents de l’espace public.
Yohan Demoli et Pierre Lannoy, dans leur excellente Sociologie de l’automobile, rappellent ainsi que le déploiement de l’automobile a été porté, à la fois par le milieu industriel, mais aussi par des acteurs politiques. Les industriels ont cherché à vendre leur production, d’où le fordisme (visant à faire de sa main d’œuvre sa propre clientèle), puis par d’autres stratégies commerciales de diffusion et de distinctions sociales entre classes.
Mais les acteurs politiques ont été également pionniers. Ford n’a pas été qu’un industriel, il fut aussi candidat aux présidentielles américaines. Hitler annonçait vouloir motoriser le peuple allemand. L’État en France a nationalisé Renault et lancé un plan routier massif. Ce que Demoli et Lannoy appellent « populisme automobile » – le projet politique d’équiper l’entièreté de la nation en automobiles – fut massivement plébiscité, « même si la direction suivie manquait cruellement de prises démocratiques ».
« Les veines » de l’automobile
En septembre 2018, j’avais eu l’honneur de représenter la FUB sur Sud Radio. « Mais nos villes ne sont pas adaptées pour le vélo ! C’est trop dangereux » avait alors affirmé le présentateur. Malgré la mauvaise foi potentielle de mon interlocuteur, cette affirmation reflète probablement une croyance répandue : nos villes ont toujours été comme elles sont aujourd’hui. Traversables en voiture.
Il faut ainsi rappeler que « la longueur du réseau autoroutier fut multipliée par cinq en une dizaine d’années » sous Pompidou, tel que prévu par le VIe Plan. A Paris, plus de 50 km de voies ont été élargies au détriment des trottoirs.
Pompidou, en France, est l’archétype du politique ayant transformé la France. Matthieu Flonneau l’expose ainsi : « les Français aiment la bagnole, aurait constaté en privé Georges Pompidou avant d’ajouter, que voulez-vous que j’y fasse ? Lui-même ne lutta pas trop violemment contre sa passion… »
« Les muscles » de l’automobile, ou l’aménagement du territoire auto-centré
A partir du moment où, en France, les conditions de circulations rendaient l’usage de l’automobile facile et efficace, que pour la majorité des Français, la voiture devenait une évidence, les pouvoirs publics ont également activement contribué à construire un territoire fondé sur la voiture. Jean-Pierre Orfeuil (2010) liste par exemple certaines de ces mesures « dont le présupposé implicite est que la mobilité et l’usage personnel d’une automobile sont à la portée de tous » :
- la migration de nombreux services publics (universités, hôpitaux, industries) vers l’extérieur des villes, « hors la ville passante » ;
- la dissociation, dès 1978, des politiques d’aide à l’accession à la propriété et de celles d’urbanisme, et leur renforcement par diverses mesures fiscales ou de prêt à taux zéro ;
- la décentralisation de la compétence de maîtrise de l’occupation des sols aux communes en 1982
Ces deux conditions réunies, le système automobile, couplé à une société inégalitaire, a fragmenté les espaces d’habitations et d’activités. Les villes ont été restrictives, les périphéries lointaines plus accueillantes, et le prix du foncier à fait le reste pour les zones encore plus lointaines.
Impérialisme au sens littéral
Il y a impérialisme au sens plus commun du terme, c’est-à-dire imposition de l’automobile par des dominants « automobilisés » au monde qu’ils dominent. De manière plus ou moins soft, par les transferts techniques, par la culture, le système automobile s’est déployé dans un autre corps que le corps qui l’a vu naître.
Les politiques volontaristes pour faciliter l’usage de la voiture, pour « démocratiser » son usage, concernent également les ‘périphéries’ au sens très large du terme. Les territoires dominés, en marge du pouvoir politique et économique. Ainsi, aux États-Unis, les politiques de constructions routières ont détruit des quartiers entiers, en particulier les ghettos noirs. Dénoncé par Jane Jacobs, ces grands travaux ont fait plus d’un million de déplacés tout au long des années 60. Los Angeles est considérée comme le laboratoire de la ségrégation sociale et raciale à travers l’autoroute et le parking.
Les pays « riches » ont également diffusé l’automobilisme au Sud (en plus du soft power commercial) à travers la coercition, la guerre économique, le conditionnement d’aides financières aux États… Dans Cyclopolis, Benoît Lambert relate certaines de ces politiques brutales. A Singapour, le gouvernement a interdit purement et simplement de faire du vélo, pour « faire moderne ». Il relate les combats de l’ONG internationale ITDP pour que la Banque Mondiale et le FMI ne fassent plus la promotion de politiques routières calquées sur celles de l’occident.
Une croissance démesurée
Le résultat de ces politiques publiques ? Une croissance exponentielle de l’usage de l’automobile. Celle-ci se lit par le nombre de véhicules, la diffusion de la possession d’automobiles dans la population, française et mondiale. Mais également par le nombre de kilomètres parcourus et l’augmentation des distances moyennes pour les trajets dits contraints, voire pour les trajets longue-distance.
A l’apogée de l’automobilisme conquérant, il y a eu une multiplication par 6 du nombre de véhicule entre 1950 (2,3 millions de véhicules particuliers et utilitaires) et 1972 (13,7). Nous sommes, en France, proche des 40 millions de véhicules. On s’approche à l’échelle mondiale de 1 milliard de véhicules. Si on continue sur cette tendance, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit un doublement d’ici 2050, l’OCDE un triplement !
« La vision héroïque de l’automobile s’imposant naturellement comme un prodige technologique ardemment désiré par les populations ne tient plus. » François Jarrige résume ainsi ce qu’ont voulu démontrer ces quelques lignes. Matthieu Flonneau parle quant à lui de « victoire modale » de la voiture – sans pour autant la regretter -, métaphore qui nous invite à nous lancer, à notre tour, dans une bataille du vélo contre le système automobile.